Il
existe aujourd'hui d'extraordinaires écarts entre les
différents systèmes politiques, sociaux,
économiques et culturels qui composent le monde. Ce sont avant
tout des écarts de vitesse qui créent des failles, des
remous, des chevauchements, aboutissant à un feuilletage
temporel qui partage l'univers politique en rouages plus ou moins
mobiles, et plus ou moins centrifuges. L'artiste, lui, se trouve
fatalement sous l'influence de ces vitesses, les subissant ou les
contrôlant. L'art moderne, lui-même, n'a-t-il pas
procédé d'une accélération ?
L'économie de moyens d'un Goya, qui fascinera Manet, n'est-elle
pas née assi de la nécessité d'aller plus vite,
afin de réaliser rapidement les cartons de tapisseries que lui
commandaient les manufactures royales ? L'artiste, non content
d'investir l'espace, aménage le temps... Selon la forme qu'il
lui donne, de l'immobilité circulaire à
l'éclatement tragique du dripping,
de l'occultation profonde du sens à l'immédiateté
d'une image médiatique, le degré d'écoulement du
temps, que l'artiste apprend à maîtriser par son oeuvre,
détermine et structure sa vision du monde.
Cristina Tiano et Thierry Cheverney, c'est l'un de leur point communs,
jouent délibérément des grincements, des
ambiguités et des disfonctionnements de la machinerie picturale,
en rant qu'agencement de discours disparates, contradictoires,
hétérogènes. Tout en manipulant les domaines
de savoirs, ces différents temps d'énonciation et
de vision, Tiano et Cheverney tentent de désigner cette
"royauté secrète" de la peinture, que Malraux
décelait dans les pommes de Cézanne. La désignant,
ils choisissent de placer leur oeuvre sous l'autorité morale de
Gasiorowski, alors que la méconnaissance de ce dernier est
soigneusement entretenue, en France même, par les
catéchumènes du formalisme. Ainsi, ils perpétuent
une chaîne d'héritages indirects dans laquelle
Cézanne choisit Poussin; Manet, Goya et Duchamps,
Léonard. L'ombre immense de Gasiorwski est donc invoquée
par ces jeunes artistes, chacun de leur côté, et ce n'set
pas un hasard si il apparaît comme la figure
tutélaire des générations émergeantes:
l'apport essentiel de l'auteur des "Stances" ou de la "Suite
cézanienne", le confident imaginaire de Kiga l'indienne, reste
encore, trois ans après sa mort, à envisager dans le
contexte international. En tout cas, l'envergure de son oeuvre
l'amène aujourd'hui à servir de socle théorique
à nombre de réflexions sur le temps, l'individu
créateur, l'histoire, la fiction ou le sacré. Je veux
dire par là que Gasiorwski se dresse comme métaphore de
la peinture elle-même, acharné qu'il était à
la tache -empédocléenne- de se confondre avec elle dans
une adoration sans bornes, qui pourrait se traduire par une proposition
quasi-christique: "Ceci est le corps de l'art. et la peinture est ma
peau". Il était donc naturel que Cheverney et Tiano se
reconnaissent dans cette aventure d'identification exacte et tragique
avec ce corps pictural qu'ils jugent nécessaire et
démembrer, organe après organe, avant d'en tirer une
double conclusion: d'abord, que l'art est dérisoire, si l'on en
considère isolément toutes les parties. Mais que, de
l'assemblage de tous ces rogatons de représentation, du
bricolage de ces pelures, l'art tirait son énigmatique grandeur.
Gasiorowski, tout comme Jean-pierre Raynaud, Bertrand ou Boltanski,
témoigne de ce chuchotement caractéristique d'un certain
art français; appelons-le la passion du dérisoire essentiel.
C'est-à-dire le déploiement tragi-comique d'une
représentation du monde marquée par une solennité
amusée d'elle même, par une spiritualité
oblique: un mystiscisme du "presque rien". Et cela, à l'aide des
éléments les plus ingrats, les plus
éloignés à priori de ces notions souveraines,
visant à l'évocation d'un maximum d'invisible par
l'intercession d'un minimum de visible. La beauté (ou
l'intensité, l'émotion, tout ce que vous voudrez)
étant une promesse en l'air, inaccessible à une paire de
rétines.
Ce qui unit Tiano et Cheverney dans leur volonté de formuler les
termes d'un univers du "dérisoire essentiel", c'est d'avoir
compris que la meilleure manière d'exprimer le pictural, c'est
de l'occulter. Un auteur de théatre, désireux d'augmenter
l'intensité dramatique de sa pièce, dissimulera un
cadavre dans le placard, ou différera éternellement
l'arrivée de Godot. Le corps de la peinture, le souci
métaphysique, le spirituel, sont autant de cadavres dans le
placard de notre hyper-contemporanéité... L'insistance de
leur odeur, tour à tour âcre ou capiteuse, imprègne
les travaux de Tiano et Cheverney, qui savent que la chanson dont ils
rêvent ne pourra être qu'un théatre d'ombres, et
leur opéra de peinture, qu'une chansonnette adressée
à des Dieux disparus. Melville écrivait: "La
vérité a souvent les bords déchiquetés".
Ce remembrement de la peinture est inscrit dans la trajectoire
même de Cristina Tiano: née en Argebtine, qu'elle quitte
très jeune pour la France, ses débuts picturaux
sont marqués par le souvenir du baroque sud-américain,
tout en étant perturbés par les impératifs de
Support-Surface, encore dominant à la fin des années
soixante-dix. Très vite, elle tente d'incorporer une
réflexion sur le matériau à la "folie du voir"
baroque, à travers la figuration d'un objet (une bobine, une
théière), dont l'image est éclatée par un
jeu de surimpressions, de grossissements, de trompe-l'oeil, cherchant
à englober le spectateur dans une expérience de
laboratoire. Par la répétition infinie d'un motif simple,
elle veut démontrer qu'un trop plein de vision peut aboutir
à une annulation de la vision, par un effet d'aveuglement. Plus
= moins. Baroque = minimal. Peu après, Tiano décide de
déplacer l'ordre de ses investigations, et d'accéder
à la nomination:
désormais, elle va renoncer à toute
matérialité apparente, plaçant la peinture au sein
d'un dispositif plus complexe, peu à peu recouverte par ses
accessoires, ses rebuts, ses effets ou ses béquilles. Elle
réalise cet "Hommage à Gasiorowski" exposé
à Francfort, et développe une théorie organique de
la peinture. Celle-ci, comme l'entendait Gasiorowski, est une obscure
divinité que structure une théologie, et qui
possède ses saints martyrs et ses détracteurs
iconoclastes: Peinture, avec P majuscule. A partir de cette analogie,
Cristina Tiano construira ses autels glaciaux, chapelles ardentes de la
peinture, qui semble accueillir en leur sein tous les discours qui lui
sont périphériques, toutes ses traductions, toutes ses
équivalences, mais sans jamais la montrer. Tout, dans ces
montages de panneaux cirés, d'enseignes, de faux chassis, de
mirroirs et de récipients, semble désigner un dieux
absent et oisif. Ou plutôt, tout concourt à créer
un appel d'air, un vide nécessaire à sa venue. Duchamps
parlait de ses "retards en verre", Tiano pourrait évoquer ses
"attentes"... Il y a là un cousinage ambigu avec les
"Surrogates" d'Allan Mc Collum, dont la fonction de placebo,
et la volonté de se placer sur le terrain de l'objet industriel,
ont attiré l'attention de Tiano. On pourrait aussi citer Ashley
Bickerton, pour sa stratégie acide de nomination des
constituants. Mais Tiano utilise le "simulationnisme", plus qu'elle ne
s'y arrête, détournant ses formes au profit d'une
pensée qui lui est étrangère, voire
opposée. Quand elle enferme du pigment dans des boîtes de
peinture, elles-mêmes placées à l'intérieur
d'un autel portatif en forme de cave à liqueurs ("l'espace du
rituel"), il ne s'agit pas d'accepter la dissolution de l'art dans le
mobilier, mais de célébrer sa capacité à
lui résister... Quand elle nomme le galeriste, le critique, le
co-exposant, il s'agit moins d'un constat froid que d'un appel
amusé à leur vanité... Quand elle inscrit "la
haute peinture" au sommet d'une de ses pièces, qui se douterait
qu'il s'agit du slogan d'une marque de peinture industrielle? Elle
présente l'art comme une intelligence,
au sens exact du terme,qui noyaute la totalité de ses
dépendances, tous les paramètres de l'objet. Nous sommes
loin d'une allégeance au simulacre: Cristina Tiano
établit dans son travail un dialogue entre le simulationisme,
qu'elle définit comme une pensée de l'illusion et de
négation du corps, autant dire le "voile de Maya" bouddhiste, et
la présence de la matière, un "esprit de corps" de la
peinture. Et l'enjeu est, selon elle, la sortie de ce monde d'illusions
pour entrer dans une unité supérieure, une
synthèse nécessaire. Cette synthèse est
matérialisée, dans beaucoup de travaux, par ce velours
rouge qui fait allusion à Rembrandt.Et c'est un tableau de
Rembrandt, "la leçon d'anatomie du docteur Deijman", qui
pourrait introduire la déconstruction entreprise par Cristina
Tiano. En effet, ce tableau traite de la dissection d'un corps, du
regard, de la frontalité, et d'untragique distancié.
Tiano, comme Cheverney, savent que leur préoccupation
diffèrent de celles du philosophe par le simple fait que le
"peintre apporte son corps", comme l'écrivait Valéry.
Mais, si l'oeuvre de la première est la résultante d'une
série d'affrontements, celle du second consiste plutôt à la gestion d'un retrait.
Pour Thierry Cheverney, en effet, la peinture est un exercice d'éloignement.
Et ses séries successives sont autant de "prises de distance"
différentes, de la comtemplation lointaine de paysages oniriques
de sa période de "surréaliste" new-yorkaise,
jusqu'à l'extrême altitude des "laques" avec
Stéphane Jaspert. Son image idéale de l'artiste serait
celle d'une focale qui s'ouvrirait et se fermerait sans cesse, dans une
mise au point permanente. Cette idée d'un être qui serait
"pur regard" est d'ailleurs une actualisation d'un koan zen: "soyez une
porte battante". L'obsession de la pureté amène
d'ailleurs Cheverney du côté de Klein, autant que celui de
Gasiorowski. Le carctère éclaté et contradictoire
de sa vision cosmique explique son apparente versatilité, des
"laques" aux "râclures": celles-ci, camouflage d'une
écoeurante matière picturale sous une couche d'aluminium
déchirée par la gestuelle du peintre, se rapporte
directement, malgré les apparences, à cette notion de
pureté. Tout d'abord, parce que la peinture est
dissimulée sous un emballage de produit alimentaire: Cheverney
évoque ainsi la disparition de l'art sous ses modalités
de conservetion et de présentation. Ensuite, parce que le geste
ironise sur la pantomime expressioniste. Enfin, elle est
encadrée par des éléments d'étagères
High-tech, allusion au mobilier. Bref, Cheverneyexpose et tente de
transcender tous les parasites de la perception, ce qu'il juge
être des obstacles à la sérénité du
regard. Parallèlement, il se livre à un véritable
récit de la mort de la peinture, avec une série de
sculptures: les "fossiles", tubes de peinture empallés par un
os... Le "carré noir" de Malevitch, en puzzle... Cheverney,
quoiqu'il fasse, peint toujours des natures mortes. La clé de son univers est peut-être la pétrification,
le "bonheur des pierres". Ainsi, cette photo de 1979,
représentant une statue qu'il décrit comme "imposante,
sans concessions, comme la peinture"... Ou bien, plus significatif
encore, la matière qui constitue les "Aquarelles", cette
"crème de laque" qui sort du pot comme une gelée
épaisse... L'oeuvre de Cheverney est la recherche incessante de
toutes les postures de l'immobilité. Les "Aquarelles" sont
elles-mêmes un rassemblement de niveaux inégaux:
contrplaqué, carton déchiré, surface du carton.
Ces différents niveaux ne sont les uns aux autres que par les
pesants points de suture de la "crème de laque", lourdeur
paisible. Contrairement aux séries précédentes,
où une perturbation (la ligne dans les "laques", le geste dans
les "raclures") venait troubler le calme de la peinture, celle-ci se
présente désormais comme un élément unifiant,
reprenant ainsi de la hauteur. Cette dialectique de la violence et de
la tranquilité est le pôle principal du travail de
Cheverney, pôle par lequel la peinture peut aimanter tous les
discours. La souplesse, l'extrême ouverture du système
batî par l'artiste, témoigne à la fois de
l'influence des pensées extrême-orientales et de celles de
Gianni Vattimo, théoricien de la "pensée faible". Pour ce
dernier, la "mobilité de l'interprétation" est la seule
possibilité offerte à l'individu post-moderne, qui doit
se placer "sous l'autorité du sujet".
Et, si Thierry Cheverney peut revendiquer la "pensée faible" et
Cristina Tiano une "pensée de la matière", tous deux
affirment, par l'intensité des stèles picturales qu'ils
livrent à nos regards, que la dimension éthique de l'art
est aujourd'hui le plus court chemin vers la métaphysique.
Nicolas Bourriaud
.
SONG TO THE DEEP
L'essence universelle de la pensée est la négation de toute forme de pensée
R. Gilbert-Lecomte
De
la beauté fanée des premières
expérimentations de la géométrie fractale sur
peintures laquées à la pauvreté formelle
révélée dans les dernières aquarelles,
l'oeuvre de Cheverney se déloie dans la peinture dans la
splendeur d'une lente mise à mort, avec une lucidité et
une ironie qui fascinent d'abord par la vitesse démoniaque des
cassures formelles et des ruptures stylistiques. Ces pirouettes de
virtuose irréductible, hors la loi, sont celles d'un funambule
au dessus des abîmes de la peinture.
Les laques seront les premières fulgurations visuelles d'une
esthétique du vide ontologique et d'une liberté
terroriste et indéterminée que Cheverney met en oeuvre
dans les derniers tableaux d'une façon déroutante, selon
une logique de la dévaluation qui oscille entre la lente
déchirure rentrée, implosive qui fend la série des
toiles aluminium et la rythmique explosive des marquages qui contamine
la surface des aquarelles.
ÇA DANSE
Le
peintre semble en premier lieu avoir crevé la surface infinie
des peintures laquées. À la réflexion sur la
structuration de paysages du hasard a succédé une
économie plastique de la raréfaction,
agitéé d'une violence spiritualisée dans
l'exercice du faire pictural. La sublimation de la surface et de la
matière a fait place à un procès silencieux de la
fragilité de la peinture et de la relativité toute
puissante du geste du peintre. Ici le tableau naît d'abord de ses
fentes, produit d'un geste de dévoilement à la fulgurance
retenue qui vient lacérer la surface littéralement
immaculée du papier aluminium fraîchement
déposé sur la peinture.
La peinture dénudée, mise au monde dans ces
éboulements, dit la blessure originelle et la présence
distante du bâton du peintre. Cette déchirure symbolique
met à nu la fragilité du support, la peinture
apparaissant comme derrière la surface, faisant retour sous
l'aluminium et incarne la souveraineté d'un geste dont le
déploiement vient organiser la spatialité du tableau
atour de l'espace de la lacération et de l'aléa de
l'attaque. La peinture paraît s'incarner dans les brèches
du tableau et sa matérialité est comme mise en expansion
par ces traces insignifiantes et essentielles, comme pulsée par
le ch'i, le souffle de l'esprit. Le peintre s'inscrit dans la peinture
et la vacuité de son espace et cette inscription porte en elle
le vide du signe. Inobjectifs, idéographiques, les signes ici
tracés suggèrent une régression vers
l'asymbolique, dans un mouvement serein vers le cahos de l'originel.
Cheverney dans cette graphie de la catastrophe ne pourra que mimer
l'indicible et nous accompagner dans le vide de la défiguration.
Cheverney peint la fragilité de l'espace peint et cette
écriture est de l'ordre d'une ascèse douloureuse,
d'unretrait dans l'impénétrable, d'une pratique de la
peinture comme désenchantement somptueux.
KOAN
Dans
les aquarelles, l'expérience voit Cheverney pousser dans ses
dernières limites cette entreprise d'effondrement du figural
dans l'indifférencié. L'automatisme halluciné mis
en mouvement ici dans ces marques est proche de la liberté
souveraine du drawing in paint et des pourings
de Jackson Pollock. La peinture est déposée de
façon quasi-excrémentielle sur un amas de cartons qu'elle
vient lier dans notre vision. La brillance de la crème de
laque employéeici,
vient renforcer le procès de l'artificialité et de la
misère du faire pictural. Les lignes tracées viennent
organiser le champ comme une grille molle qui paraît
menacée à chaque instant de se déliter devant
nos yeux. La porosité de ces traces tire la peinture vers
l'informe dans l'économie d'une plongée dans l'innomable.
Les fines cordes tressées par le peintre dans l'infini,
apparaissent ironiquement dégorgées, dans l'exercice
d'une géométrie visqueuse, obscène, qui n'est pas
sans rappeler la scatologie à l'oeuvre dans les
expérimentations de Fontana. Aquarelle ou nature morte, la
peinture tire le tableau vers les espaces extrêmes de
l'inobjectivité. L'espace est traversé par une violence
pathétique, désolée, de renoncement et de
désapropriation qui viennent ébranler les conditions de
la vision. Ces formes fragiles sont les dernières traces
sensibles d'une gesticulation dans une peinture en
décomposition, qui accompagne le retirement du peintre dans un
espace infini et immémorial.
LE CIEL VERS LE BAS
Georges
Bataille demandait dans le programme d'Acéphale d'assumer la
fonction destruction et de décomposition comme achèvement
et non comme négation de l'être et de participer à
la destruction du monde qui existe, les yeux ouverts sur le monde qui
sera. La violence mise en mouvement par Cheverney dans cette guerre
à la peinture est cell du sacrifice et de la purification
douloureuse. L'ivresse sereine et le silence à l'oeuvre dans ce
travail de deuil sont bien celles d'un art de l'innomable,
avançant vers la beauté béante des premiers
commencements.