Page d'accueil
Période I
Période II
Retour à la Période III
Période IV
Période V
Période VI




MÉMOIRE DE LENTILLE



Dans une récente interview (Artscribe Nov. Dec. 1987) Meyer Vaisman interpellait Peter Halley: "Qui d'entre nous a la possibilité d'agir? Nous sommes tous paralysés!" Le fatalisme qui gangrène une grande partie de la pensée contemporaine rapelle une situation très simple: il y a des gens qui , dans un incendie, préfèrent sauver leur vaiselle que les oeuvres d'art, et c'est leur droit.

C'est aussi le nôtre de penser qu'une pratique artistique sans perspective, tous horizons bouchés, ne peut aboutir qu'à une dissolution de l'oeuvre d'art dans le flot des images technologiques, médiatiques, illustratives. Ce qui implique qu'elle se prive de ce qui fait sa force au delà du symptôme, c'est à dire la mobilité du sens.

La problématique de l'art des années quatre-vingt se fonde avant tout sur la définition de l'espace, le traitement du savoir et de la mémoire, la réponse à l'immatérialisation de l'espace et du temps. Si l'art oublie sa fonction de résistance, et l'artiste sa capacité à réinventer infiniment la mémoire du monde, alors il prêtera allégeance aux diktats du néo-disign contemporain, et nous serons définitivement envahis par l'image dépassionnée, saluée par les collabos de tout poils au service de l'amnésie.

Cette fonction de résistance, qui sépare à tout jamais l'art de la sociologie illustrée, implique un dévoilement, un desossement, un combat contre soi, un mensonge perpétuel, auxquels l'artiste ne peut aujourd'hui recourir que par les voies détournées de la ruse.

Ainsi la distance extrême que Jaspert-Cheverney entretiennent vis-à-vis de leur travail, l'écart maximum qui semble séparer l'idée et sa réalisation, leur personnalité et l'objet réalisé, participe d'une nécessité d'éloignement qui est, à elle seule, la métaphore de ce travail.

Travailler à deux favorise cette distance, qui devient alors le résultat d'une synthèse. Leur peinture étant l'aboutissement  d'une longue série de couches superposées, mises à jour par endroits selon l'intervention de la ponceuses, la technique même ycontribue, par son côté ascétique et rigide.

Quant au sujet, on devrait plutôt parler d'équidistance: en équilibre sur ce point inmaîtrisable où le minuscule peut basculer dans le gigantesque, et l'immobile dans la vitesse de la lumière, il est le résultat d'une focalisation affolée, hésitant entre microscope et télescope. Une vision indécise, la vision d'un espace qui n'offre aucun point de repère.

Ces espaces évoquent les images de satellites, les agrandissements de cristaux de chlorure, la thermographie... Mais sont-ce des espaces, des mesures d'espaces, des reconstitutions, des photos, des images de synthèse? Où bien simplement de la peinture?

L'un des points forts de l'oeuvre de Jaspert-Cheverney réside dans cette somme d'indécisions, cette myopie du carré, qui met en scène l'artifice et le simulacre, sans qu'on puisse toutefois en être certains.

L'oeil occidental est pourtant une machine à faire le point, à maîtriser, capturer le réel: une focale. Outre leur technique, qui est celle des laqueurs japonais, c'est parce qu'ils montrent le réel commeun agrégat immense  d'invisibles que leur pensée s'accorde à celle de l'Orient. Dans les paysages Song, la même impression de flottement, le me sens du détail, la même impossibilité à totaliser.

Jusqu'ici, les toiles de Jaspert-Cheverney se proposaient comme des objets séduisants,  brillants, d'une joliesse tranquille. Et inquiétants, parce que cette apparence lisse et inaltérable, cette robustesse d'usine, nous appelle et nous repousse comme un champignon vénéneux. Leurs derniers travaux, par contre, surprennent par leur noiceur matte, la raréfaction des signes et leur éclatement sur toute la toile... l'envers du décor, les négatifs de la série précédente. Le sens de l'oeuvre s'opacifie: à la myopie et à l'illusoire de tout "point de vue" succède la réification du regard, enkysté dans sa faiblesse et assimilé à une pellicule pas encore développée.

Tant d'images de l'attente, tant de figures de l'impossibilité, du doute, de  la suspicion envers le réel, renvoient au goût de Cheverney pour le zen, et l'importance qu'il accorde au Satori, à l'éveil. En attendant, il lance inlassablement les pièces de monaies du yi-king, qui dessinent, trigrammes par trigrammes, des paysages avec du hasard.

Et si leur travail prend en compte l'aléatoire, l'accidentel, l'arbitraire, à la mesure de ces pièces lachées sur une table, il est corrigé par la décision intime, et par l'impératif incessant d'unimaginaire que nous ne possédons pas encore, puisqu'il relève de l'invisible à l'oeil nu, de la prothèse optique, et d'un désir douloureux de pureté.



   

Nicolas  Bourriaud




                                                   
Retour à la Période III
Retour à Catalogue