Nicolas Bourriaud
Comment l'image fractale, que vous utilisez, pourrait-elle renouveler notre image de l'univers ?
Jaspert Cheverney
Le
cactul fractal, qui est une géométrie des
phénomènes naturels, permet de calculer des formes
"aléatoires", comme celle d'un nuage ou d'un gruyère, sur
la base de la géométrie euclidienne traditionnelle.
La "fractalisation" est pourtant arrivée par hasard dans notre
travail. Un jour, en exécutant des ponçages pour faire
disparaitre la trame et les coups de brosse, des formes surprenates
sont apparues.
Au même moment, nous névorions le livre de Benoît Mandelbrot, "Les objets fractals"...
Nous avons décidé d'explorer ce hasard, et d'adapter
l'univers du cactul fractal à une représentation
picturale dans laquelle chaque surface peinte est une portion de
territoire. La ligne, elle, évoque lumière et vitesse,
mais surtout la destinée humaine, en tant que traversée
de territoires. C'est tout simplement l'histoire de l'homme dans
l'univers. Nous harmonisons toujours l'aléatoire, parce que la
nature est ordonnée et harmonieuse.
Le hasard, la catastrophe, n'est que ce que l'homme ne peut
maîtriser: c'est ce qui échappe à la
représentation, car il n'y a pas d'aléatoire dans la
nature. Au contraire, c'est une donnée fondamentalement humaine.
Bien sûr, les lois de l'univers intègrent l'homme, mais
celui-ci y oppose une résistance farouche!
Nous sommes des nomades, en quête de notre destin, parce que nous nous refusons à l'ordre naturel.
Nicolas Bourriaud
À quoi renoncez-vous, par votre condition "d'artiste à deux têtes" ?
Jaspert Cheverney
L'idée
de départ de notre association était de créer une
synthèse cohérente et harmonieuse de nos deux
personnalités, en échappant donc aux pulsions strictement
individuelles, à l'anarchie du désir personnel. Nous ne
devons faire qu'un. eT donc se refuser à tout ce qui ne nous est
pas commun, tout ce qui n'est pas acceptable pour ce personnage
à deux têtes, fictif, qu'est "Jaspert + Cheverney".
Il ne s'agit donc pas de refuser l'expression, mais d'une
volonté de pureté, dans l'idée et par le
traitement de l'image. Notre oeuvre se refuse à toute anecdote.
Nicolas Bourriaud
Votre passion pour la
vitesse n'est-elle pas un conformisme ? L'art a toujours
été une résistance au temps et à l'espace
communément admis. Aujourd'hui, n'est-il pas plus important d'en
finir avec le culte de la vitesse, qui rapproche dangereusement la
peinture du système de production régi par le redement ?
Jaspert Cheverney
Il
ne s'agit pas, dans notre travail, d'une vitesse matérielle,
reliée à l'objet, mais d'une méta-vitesse,
analogue à celle de l'Éveil. Nous montrons la
clarté et l'immédiateté du fonctionnement de
"l'intelligence naturelle". Elle se confond avec la lumière, qui
l'unité de la vitesse: même si la lumière inclut
encore le temps, ell est pour l'esprit humain proche de la fulgurance.
Quant au temps commun, la seule manière de lui résister
est de s'adresser, dans un au-delà, à un spectateur
qui n'existe pas.
Notre travail se veut, en effet, intemporel, amis la technique que nous
utilisons nous replace dans l'histoire. Car nous travaillons
d'après les principes des laqueurs chinois et japonais, dans le
fil 'une tradition millénaire qui appelle l'immuable,
l'éternel, par le biais d'une continuité historique. Nous
avons commencé à nous intéressé à
l'art en cherchant à montrer un champ pictural pur et lisse,
propice à la représentation de la vitesse. Le laque est
une technique extrêment minutieuse, quasiment ascétique,
qui demande des précautions infinies, même si nous
employons des outils mécaniques. Les vingt à trente
couches de peinture nécessaires sont nettoyés,
poncées, polies, pour atteindre la brillance finale, presque
immaculée. La différence essentielle entre nous et les
laqueursorientaux est d'ordre pratique: ils ne travaillent pas en
milieu urbain, mais dans de petites cabanes, sur des plans d'eau,
qu'ils atteignent à la nage, entièrement nus. S'il y a du
vent, ils ne travaillent pas, car les impuretés et les
poussières pourraient les gêner.
Nicolas Bourriaud
Peut-on utiliser
l'image tout en proclamant la mort de la peinture, comme certaines
tendances vaguement "cyniques" de l'art aujourd'hui?
Jaspert Cheverney
L'attidude
cynique est une arme suicidaire qui produit un art de fin du monde. Un
peu comme le "Doom's day machine", l'ordinateur qui contrôle la
force de frappe nucléaire américaine. Une oeuvre vraiment
forte, à l'opposée, immobilisera et transcendera quelques
unes des images qui sont produites chaque jour par mégatonnes.
Richter et Polke sont peu-être les deux seuls peintres
contemporains qui transcendent l'image. Ils la montrent, mais ce n'set
pas l'image qui est visible, c'est leur capacité de transcendance
, cette ligne qui ne commence
nulle part, vouée à une course sans fin. Tout comme celle
que nous représentons, qui pourrait constituer un cercle.