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DU PACTE DÉMOCRATORIAL À LA DÉMOCRATIE SÉCURITAIRE


Les Nouvelles Libertaires
N° 78 (Automne 1999)




Quels espaces corrigés de la structure sociale mondiale ont-ils taillé au burin et à la pacification sociale, pour exercer ce glissement du monde des deux après guerres mondiales vers le consensus totalitaire dans lequel nos vies et celles de nos enfants vont se trouver asservies et génétiquement tripotées ?
C'est de l'avenir du genre humain qu'il s'agit, biologiquement et philosophiquement parlant. Il s'agit de réagir. La compréhension la plus claire possible des nouveaux mécanismes d'aliénation (et de leur mise en place) y est nécessaire. L'exposé de Thierry Cheverney y contribue et justifie l'exigence de rigueur que doit garder la critique comme la prospective acrates.

Joël Gochot





FIN DES CLIVAGES



L'ancienne opposition des conceptions antagonistes du pouvoir (prolétariat-bourgeoisie, gauche-droite) a laissé la place à une nouvelle forme de gestion du pouvoir. Le conflit social qui fut à l'origine de ces luttes s'est dissout dans un dispositif aujourd'hui avéré par le principe de cohabitation, consensus par lequel toute notion de lutte est neutralisée dans cet ultimatum, méthode d'intégration et de pacification de masse. Le rôle politique de l'individu est annihilé par des impostures telles que la "troisième voie", le délire libéral-libertaire, ou encore des partis qui entretiennent l'ambiguïté comme le mouvement des citoyens. Cet apparent métissage des options cache les extraordinaires dérives latitudinaires que les programmes politiques présentent aux jugements des détenteurs de cartes électorales. Après avoir connu les comités de salut public en leur temps, les alternances et maintenant les cohabitations, nouvelle norme, pacte démocratorial intemporel, qui s'étend au corps social dans son ensemble comme une religion, cette norme nous intime l'adhésion et cache par le leurre pluraliste une vocation vers le parti unique, plus exactement vers une conception unique de l'engagement des élus du peuple. Ainsi est donné au subordonné l'illusion d'être dans le débat démocratique, dans les choix décisifs du partage du pouvoir et de la participation aux grandes directions ou options sociales, politiques et économiques. C'est ainsi que le syndicalisme, encore sensé défendre les intérêts d'une catégorie sociale fragile par la nature même d'une culture de l'inégalité et de l'injustice a pris la forme et le nom de partenariat social, traduction du négationisme de plus d'un siècle de lutte gommée au fil des négociations des modalités de sa servitude. Il en va souvent de même dans le monde associatif, monde dans lequel les revendications sont fragmentaires ou corporatistes et répondent toujours du dialogue avec le pouvoir, de la recherche du consensus ou d'un réflexe politicien, mais rarement d'une observation politique liée aux causes de la présence associative sur la scène du débat.
Cette approche, nécessité d'intégration, a une origine idéologique très marqué. Elle ne tient pas à une tendance historique issue d'un inconscient collectif en mal de synthèse politique débouchant sur une plus grande humanisation de la société, sur la nécessité du discours contradictoire à des fins d'humanisation et de résolution, mais à une forme d'œcuménisme. Cette philosophie répond de la volonté de créer toutes les confusions possibles dans l'intelligence du discours afin que celui-ci ne soit plus compris que comme une absurdité dialectique faite d'irrationnel, dont cette idée de "troisième voie" ou l'option géniale libérale-libertaire constitueraient les paradigmes de masse les mieux adaptés mais dont le versant trivial et caché n'est autre que la tendance rouge-brune, propre au MDC, pour ne prendre que cet exemple. Pourquoi le discours de la norme a-t-il autant à cœur de banaliser ces formes de syncrétisme idéologique? Simplement pour créer le consensus autour d'idées venant de sphères diverses mais toujours normatives, opposées formellement mais ne remettant pas en question le discours de la norme, afin de dissoudre le politique dans une rhétorique démocratique rudimentaire et donner un souffle nouveau à un vieux fond réactionnaire, populiste et totalitaire. Cela permet d'alimenter le débat démocratique d'irrationalité et de contresens afin de troubler l'intelligence collective et de semer la confusion dans la compréhension de l'organisation démocratique. Je n'essaie pas par là de prendre la défense de la structure démocratique, mais simplement de pointer que la démocratie permet cela.


LE CONSENSUS


Antérieurement à cette fin des clivages, les rapports sociaux étaient donc admis comme un bras de fer opposant des intérêts divergeant qui s'appuyaient sur une injustice sociale endémique, dont la réalité, qui prédominait jusqu'à une époque récente s'extériorisait dans la conscience et la lutte de classe. La confrontation entre les élites et les producteurs a été neutralisée par le consensus qui a permis cette fin des clivages et engendré une homogénéisation comportementale à l'égard des options sociales. Le consensus est vécu par les élites comme une détente dans la relation aux subordonnés, comme la réalisation de certains termes de la "loi naturelle" ou chacun garde la place qu'il lui a été assignée par ses compétences générales et l'évolution de cette place assurée par ses prédispositions à l'adhésion au consensus. Nous sommes là dans la pédagogie communautaire moderniste de l'archaïque concept de caste où chacun a le devoir social d'accepter naturellement son sort et son statut dès lors qu'il a atteint les limites de ses aptitudes et de ses capacités à la collaboration pour discuter librement des grandes options sans pour autant remettre en cause son statut de subordonné, ni le discours dominant, pas plus que les rapports de forces inégaux. Il est a contrario contre nature de remettre en doute cet axiome et considéré comme pathologique de le mal vivre.

Ce consensus a donné lieu à trois castes sociales: ceux d'abord que ses effets n'affectent pas directement, qui ont encore un rôle opportun à jouer et dont ils peuvent tirer un bénéfice quelconque, ceux qui ont été éliminés de toutes participations et de toutes rémunérations, les exclus du système de production, puis ceux, maintenant majoritaires qui passent incessamment d'un statut à l'autre, les précaires, les flexibles, les intermittents, les intérimaires, etc. Quelle que soit le statut, il n'est pas de bon ton de remettre en question ces divisions.


DU CONSENSUS À LA DISCORDE SOCIALE



Du consensus est né une forme perverse des antagonismes sociaux où la lutte se place sur le terrain de la discorde interpersonnelle et où chacun se positionne dans la structure comme entité individuelle de masse et l'ennemi possible de l'autre avec le sentiment d'avoir des intérêts personnels à défendre, alors qu'il s'agit de la défense d'une idéologie, celle de la servitude bien admise de tous les individus en position d'assujettissement. Cette typologie des rapports sociaux a rendu totalement caduque la confrontation de classe dominant-dominé au plus grand bénéfice des élites pour ouvrir la voie à un dérèglement des relations humaines qui se rapproche du concept de guerre de tous contre tous et qui consiste au développement généralisé d'un fort ressentiment vis à vis de l'autre, de son alter ego, où ce qui prédomine est le refus de voir la part de soi-même dans l'autre, de ne voir dans l'autre que menace et par conséquent de rejeter tout ce qui unit pour exploiter tout ce qui peut engendrer la discorde. Cette évolution ne concerne plus tant le groupe que l'individu, solipsisme par lequel tout étranger à soi est potentiellement l'ennemi. Cela se traduit par un sentiment partagé de défiance à l'égard de tous et en particulier à l'égard de ceux qui se trouvent en rupture avec le système de production. De plus, et d'une manière générale, tout est pensé pour que l'ennemi ne soit pas pressenti comme faisant partie de l'élite, rendue extérieure à l'humanité, abstraite, mythique ou archétypale, parfaite dans son essence, quasi extra-terrestre, mais comme le plus proche socialement, le plus reconnaissable. On voit là une rupture radicale avec l'ancienne notion de lutte de classe. Il en résulte naturellement une forme de rapports sociaux qui nous ramènent à l'époque du Far-West: cette guerre de tous contre tous, la suspicion généralisée, une relation humaine comprise entre haine et mépris de l'autre ou obséquiosité et avilissement. Une telle situation n'est pas dans la nature de l'intelligence humaine. La finalité de l'espèce humaine n'a aucune réalité dans l'évolution de telles turpitudes. Aussi, une dérive générale des sentiments humains, orchestrée par les élites au pouvoir ne peut avoir de réalité sur un long terme. Ceux qui détiennent les commandes du pouvoir le savent et redoutent les retours de flammes, qui, s'ils n'y prenaient gare, auraient pour eux des conséquences sans précédent, à l'échelle de cette entreprise de destruction de l'humanité et du vivant qui a atteint aujourd'hui la planète dans son ensemble. Ils sont dans l'obligation de prévoir des conditions de protection à la mesure de la situation ainsi engendrée. La domination et l'exploitation, dépendent des techniques mises en œuvre pour la survie de ce mode de pensée et de civilisation. C'est ainsi que le préalable se construit pour eux dans l'anéantissement de tout sens de la justice et dans une course effrénée aux sciences militaro-industrielles, puis dans l'introduction chez l'humain d'une notion qui devrait, aujourd'hui, plus que jamais, lui être étrangère, la survie, corroborée par ce concept de guerre de tous contre tous: la vie sur terre n'est possible que par la survie et la lutte qui en découle. Pour ceux qui ont engendré cela, pour le moment, on peut dire que ça fonctionne terriblement bien.



DE L'AGNOSIE À L'APHASIE


Agnosie, (selon la définition du petit Robert): ignorance, incapacité de reconnaître ce qui est perçu.

Aphasie, (de même, selon la définition du petit Robert): perte totale ou partielle de la fonction de la parole.
Les raisons non avouées, parce qu'inavouables de ce pacte démocratorial, universalisation d'un mode de fonctionnement unique, l'adhésion de tous à un paradigme loin de fonctionner pour tous, prend tout son sens quand on le réduit à ce qu'il est réellement, une psychologie de masse, rendue à sa plus simple expression, pathologique, celle de la jouissance généralisée dans le pathos et dans l'affect, une exacerbation du saurien en l'homme dans ses rapports sociaux. De ce fait, il est loisible d'universaliser une quantité de ruses propres à conforter dans sa démarche le projet des élites afin qu'elles maintiennent leurs prérogatives et leurs privilèges, afin qu'aucune prise de conscience collective de dernière instance ne puisse voir le jour. Quant aux prises de consciences individuelles, quelles poids peuvent-elles avoir dans une psychologie de masse et dans un monde atomisé ? Dans cette optique, tout ce qui est perçu par tous ceux qui doivent être convaincus par le pacte démocratorial ne doit pas être reconnu dans sa réalité, dans sa vérité, avec toutes les conséquences sociales que cette perception juste pourrait avoir. Il est impératif que cette sensation de masse, que cette fausse conscience soit maintenue dans l'ignorance de toute conscience désaliénante. Et nous glissons d'une psychologie de masse vers une pathologie de masse. Cela constitue le terreau du pacte démocratorial et de la société sécuritaire qui s'impose à nous. Mais, il ne s'agit pas d'une société réellement sécuritaire, puisque la guerre de tous contre tous contredit radicalement toute notion de sécurité, de pouvoir exiger de vivre et d'exister, avec ses différences et ses affirmations, en toute sécurité. Il s'agit plus précisément de sûreté, de protectionnisme. Il s'agit d'assurer la protection des privilèges confrontés aux exigences de justice sociale de tous les habitants de la planète, quand elles se manifestent. Le pacte démocratorial, dans sa politique d'agnosie généralisée demande que l'on confonde sécurité avec la sûreté de son bon droit et qu'il ne soit jamais altéré. Il s'agit de noyer dans une dialectique de masse toutes les voix qui manifestent leur colère, de recréer ce que Wilhelm Reich appelait la structure individuelle de masse. Il s'agit de canaliser la colère de chacun afin qu'elle n'atteigne pas les constructions complexes du pouvoir. Il est par conséquent nécessaire que la perception soit rendue impossible, cela se fait paradoxalement par un double travail de massification et de fragmentation. Tous les petits fragments de colère individuelle sont subtilement retournés les uns contre les autres, permettant ainsi de libérer les conditions d'homogénéisation de masse, de maintenir la masse dans un état latent de violence diffuse et tous azimuts, dans lequel le ressentiment se retourne contre l'autre, donc contre soi-même et non contre les architectes de la mise en œuvre d'une telle situation sociale. L'outil rouge-brun, confusioniste, donc outil de désunion, la troisième voie, démagogique, donc outil de ralliement, sont les deux armes de la même idéologie, celle de néantiser toute rationalité, de lui substituer une fantasmagorie permettant d'éterniser les masses dans l'idée de leur servitude et de leur peur.
Une fois l'agnosie rendue possible, nous savons maintenant que la main mise sur tous les médias et les moyens de communication a été une méthode éprouvée à cette fin, il reste à priver l'humanité de toute possession et expression de sa parole, de son désir, de sa créativité, de tout ce qu'elle est sensée exprimer en tant qu'humanité pensante et agissante. Pour cela, le même travail de massification est mis en œuvre. Le matraquage de la même méthode se fait à toutes les sauces, à tous les goûts. Il est tel que personne n'est plus capable de créer ses propres moyens d'existence, son principe de réalité, tel l'enfant gavé de jouets en plastique multicolore, rendu incapable d'appréhender ses potentiels de création et fabriquer ses propres objets d'expressions, certes faits de bric et de broc, de bouts de ficelles, mais conçus et réalisés par lui. Une grande énergie est dépensée pour que l'enfant ne sache pas créer de ses mains ni associer ses actes à la construction de son intelligence et de son libre arbitre. Le désir de l'enfant est brutalement éradiqué dans la répétition des mêmes codes, que cela soit l'aliénation de sa motricité dans l'acte incessamment répété initié par le jouet de masse, ou la violence et les rapports de forces extrêmes tels qu'ils lui sont présentés dans les dessins animés. Tout cela nous démontre à quel point la privation des moyens d'expression propres constitue une tendance tenace afin de museler l'individu et le réduire à l'état de bête de somme ou de chien de garde.


L'INANITÉ DU DÉBAT PUBLIC


Pour entériner cette entreprise de destruction du corps social, les élites nous présentent le débat public comme dérisoire, ou pire, fort de leur suprématie, comme illusoire. Pourquoi chercher à exprimer votre propre créativité, nous disent-ils, votre propre capacité de réflexion, votre vision sociale ainsi que la mise en œuvre de ses prémices et d'en débattre, puisque nous tenons tout et vous ne serez pas, par la nature même de notre position de domination, en mesure de construire votre réalité! Vous êtes condamnés à vous soumettre à notre typologie, qui est celle de vous immobiliser, de vous évaluer propriété de notre toute puissance. Toute la base des discours politiques et intellectuels de masse est ainsi résumée, pour peu que l'on y prête attention. La fin des clivages, les alliances circonstancielles contre nature, les reniements puis les nouvelles coalitions ou cohabitations ne cachent plus à quel point le débat public est faisandé par une constante équation: assimiler le citoyen au polichinelle auquel il faut vendre le brouet de sa servitude, de son silence et de son avilissement. Cela peut se faire d'une manière cynique ou très elliptique. La logique est celle du clientélisme, se débrouiller par n'importe quel moyen pour générer une adhésion de masse vers toutes les options qui vont conforter la domination et l'exploitation dans sa durabilité. Peu importe le coup social d'une telle démarche, puisque, forte de sa puissance, cette conception du monde est en mesure de neutraliser par ses procédés létaux, les ambitions à instaurer un sens de la justice au service de l'humanité. Les dépositaires des différentes formes du pouvoir ont déjà eu recours, dans l'histoire, aux massacres de masse pour garantir le maintien et l'expansion de leur vision du monde. Les
papons et les pinochets sont toujours là, par centaines, tapis dans l'ombre et prêts à bondir. Bien que la modernité exhorte à des solutions moins barbares, il va de soi que le recours à de telles méthodes n'est jamais exclus, nous en sommes quotidiennement les témoins ahuris. Mais comme il vaut mieux prévenir que guérir, démagogie oblige, nous assistons, médusés à une mise sous tutelle policière intégrale et généralisée de la société civile. Partout où une brèche s'ouvre qui permet de contrôler le corps social, individu par individu, groupe par groupe, afin de le paralyser, cela se fait avec une rapidité et une habileté fulgurantes.


DE L'INSÉCURITÉ AU TOUT SÉCURITAIRE


Le tout sécuritaire, comme nous l'avons vu, n'a aucune rationalité dans l'état existant des choses. Il sert tout au plus de miroir aux alouettes ou d'appeau régulateur de survie. Il aurait un sens si tous pouvaient vivre en sécurité, ce qui signifierait incontestablement la fin de notre système d'exploitation et de survie et donc celle des élites et des diverses formes du pouvoir. Le tout sécuritaire désigne donc l'assurance, la garantie pour ce système de pouvoir créer toutes les conditions appropriées afin que celui-ci ne rencontre aucune contrainte directe ou indirecte face au développement de ses propres codes. Le tout sécuritaire, associé aux politiques de déréglementation (suppression des lois défavorables au développement des privilèges des classes dominantes) et de globalisation (de ces privilèges) nous conduit tout droit vers une société barbare dont certains Etats nous donnent un avant-goût.

Utiliser la peur de l'autre comme facteur d'insécurité est un préalable à la construction de cette société barbare dans laquelle la brutalité devient la valeur phare du savoir-vivre. Dans une société barbare le tout sécuritaire n'est pas envisagé pour fraterniser en supprimant les inégalités, mais pour garantir la sûreté de l'état existant des choses, des privilèges et de leurs détenteurs.
Mais pour préserver au mieux cette société barbare, le laisser aller, contrairement à ce que l'on pourrait penser, la déréglementation totale des mœurs ne constitue pas la meilleure des solutions. Cela signifierait l'ouverture au sens commun, à la conscience désaliénante et à celle des interdits fondamentaux comme régulateurs de vie et d'éthique sociale. Une morale du renoncement aux principes humains fondamentaux doit être au contraire développée et ancrée dans les habitudes populaires, comme l'autogestion de la répression et de l'aliénation, comme le rapport de force permanent institué en morale, l'injustice, l'affaiblissement de toute prise de conscience désaliénante, dans l'institution de conditions de vie catastrophiques, dans des conditions sanitaires, écologiques, sociales, économiques, intellectuelles et professionnelles dénuées de toute dignité et de tout entendement, dans l'attirance vers le populisme et la bonne morale sectaire, afin de créer désarroi, atomisation et enfin, favoriser la résurgence de l'irrationnel mystique et de cette loi naturelle tant vantée par les organisations religieuses fanatiques. Tout cela n'est pas le laisser-aller. Tout cela est le fruit d'une politique de déstabilisation du corps social. Tout cela est orchestré pour que justement, aucune chance ne puisse être donnée au laisser aller. Le laisser aller responsabilise, libère, donne du sens, du sens commun. Le sens commun est organisateur. Les enfants entre eux, commencent très tôt à créer leurs propres règles dans la relation du jeu social. Il le font parce que c'est de la nature humaine de s'organiser socialement. Les enfants le font merveilleusement dans le laisser-aller. Ce à quoi nous assistons aujourd'hui est une fantastique campagne d'anéantissement de tout sens commun avec les complicités des institutions religieuses (Rwanda, Algérie pour ne citer qu'eux), afin que cette guerre de tous contre tous se généralise pendant qu'une minorité de quelques dizaines de millions d'individus puissent se repaître scandaleusement d'une telle situation. Ces gens là jouent un jeu dangereux et sans précédent, puisqu'il affecte aujourd'hui la totalité des habitants de cette planète.
Il va de soi que la barbarie n'est pas une nouveauté des classes dirigeantes pour s'asseoir sur l'humanité. On peut dire qu'il s'agit là d'une constante dans la logique d'écrasement de l'humanité. Ce qu'il est donc question de fabriquer, par la panique extrême, par la barbarie, par la désintégration de tous les repères sociaux, c'est cet état de lassitude et d'instabilité généralisées qui nous orientent vers la passivité face à ce qui nous anéantie collectivement, ainsi que l'autodéfense face à toutes les petites contrariétés quotidiennes engendrées par ses semblables, qui nous minent individuellement la vie. Ce qu'il est question de fabriquer, c'est l'autogestion de l'aliénation et de la survie, le désarroi universel et le rapport de force permanent. Telle est la finalité perverse de notre système qui nous dit: cette réalité est la réalité, il n'y en a pas d'autre possible. Effacez de votre histoire jusqu'à la mémoire même d'un monde à l'échelle humaine. La nature nous montre la voie, c'est en vous entre-dévorant que votre survie sera garantie, pendant que nous, les gens civilisés, cultivés, éclairés, riches de tous les privilèges, nous buvons votre sang dans l'euphorie et la jouissance. Notre orgasme est à la mesure de votre effroi. Nous vivons dans un monde de monstres et dans ce monde là, nous devons nous comporter comme des monstres. Cela n'est pas le laisser aller, cela est très précisément codifié, organisé et maintenu par polices, milices et armées afin que l'humanité périsse, de faim, de maladie et de dénuement. Le laisser aller sous entendrait que l'humanité puisse éventuellement s'organiser, créer un rapport de force égal afin de se libérer de cette malédiction que fait peser sur nous cette catégorie sociale, cette élite qui dépouille le monde.



DE LA CONSOLIDATION DES PRIVILÈGES À LA DESTRUCTION DU VIVANT

DU RAPPORT DE FORCE INÉGAL COMME DOCTRINE, OU DEUXIÈME POUSSÉE FASCISTE DE L'HISTOIRE DU CAPITALISME
 

Tout ce que nous venons de décrire, la mise en œuvre par les pouvoirs publiques et privés de paradigmes barbares comme relevant de l'organisation sociale organique porte un nom. C'est le fascisme. Le projet fasciste des classes dominantes n'a pas été éliminé après la fin de la deuxième guerre mondiale. Il a seulement été mis en veilleuse afin de lui restituer ses capacités à se reconstituer. En France, nous devons au talent exceptionnel de Mitterrand l'initiative de la résurgence de cette deuxième poussée, avec la différence qu'il n'est plus localisable comme il le fut dans sa genèse, dans sa première phase historique organisée, mis à part l'éphémère caricature lepéniste ayant servi de repoussoir et n'ayant plus court aujourd'hui. La mission de Le Pen est terminée. Elle a permis au fascisme réel et transnational, en le couvrant de ses vociférations et de ses élucubrations, de s'introduire dans la démocratie. La nouveauté réside dans le fait qu'il n'est plus aujourd'hui un programme revendiqué publiquement et officiellement par les dirigeants. Il est parfaitement diffus, disparate et sous-jacent, en clair privatisé. Le fascisme contemporain agit comme une taupe, de la même manière qu'il a été réintroduit, par une taupe. On ne refait pas la même erreur deux fois et s'il a échoué dans sa bruyante genèse, partidaire, étatique et institutionnelle, on a aujourd'hui le sentiment qu'il s'implante silencieusement, sereinement et parfaitement assisté techniquement. Le Pen a stigmatisé le fascisme historique, il l'a concentré dans la figure séculaire du mythe du chef (du führer), afin que le fascisme diffus et privé (anonyme) s'implante plus aisément. Le Pen a-t-il consciemment joué ce rôle? Savait-il qu'il n'allait jamais être le nouveau führer? Savait-il que son
combat local couvrait la renaissance d'une tyrannie fasciste anonyme beaucoup plus large, mondialisée, que celle qu'il pouvait incarner, archaïque et référentielle ?
Le fascisme contemporain ne se nome plus NSDAP. Il n'est plus accompagné de sa figure emblématique et tutélaire unique. Il se nome d'ors et déjà OCDE, FMI, AMI, OTAN, CE, ALENA, OMC, Prion, Becquerel, CAC, Sciento, Web, G7+1, Davos, etc.…
Historiquement, le fascisme a fait son lit lors de la crise la plus grave de l'histoire du capitalisme, de 1929 à 1932. Aujourd'hui, il n'y a pas, à proprement parler de crise du capitalisme, ou plutôt, le capitalisme s'est donné les moyens de maîtriser ses multiples et successives crises. Il y a, par contre, développement d'une crise sociale sans précédent historique, puisqu'elle a atteint l'humanité dans son ensemble, du fait du capitalisme mondialisé et triomphant. Mais cette phase triomphale du capitalisme mondialisé cache un obscurcissement de sa finalité, qui se caractérise par la pratique nécessairement opportune du fascisme, hic et nunc, mais intrinsèque à son fonctionnement afin qu'il puisse aujourd'hui faire face à cette crise sociale. Le capitalisme concentrationnaire appelle une forme diffuse du fascisme. Historiquement, le capitalisme diffus appelait une forme concentrationnaire du fascisme. Le capitalisme est en passe de révéler une crise bien plus grave dans son histoire que celle de 1929, structurelle, qui est la mise à jour inexorable de sa véritable nature, de sa nature eugéniste. Cela constitue la principale nouveauté du capitalisme que les conditions historiques, contingences aidant, avaient pu éclipser dans la première poussée du fascisme. Associé à cette crise sociale qu'il a engendré, le capitalisme montre les limites de ses capacités humanistes ainsi que la réalité de ses motifs. On peut donc expliquer cette deuxième poussée du fascisme par les prédispositions concentrationnaires et coercitives naturelles du capitalisme. Cette résurgence fasciste ne peut pas être analogue à sa phase précédente, d'abord parce qu'elle est mondialisée, unique et diffuse, n'ayant plus en face d'elle la justification du péril rouge. Le fascisme militant, comme doctrine politique n'est plus de coutume. Il faut donc d'autres moyens: l'infiltration par d'autres artifices que celui, politique et partidaire face à un ennemi à combattre. Comme il ne peut plus avoir de rôle politique à jouer, il en est fait un comportementalisme induit culturellement, insidieusement, un comportement de masse apolitique, un tic comportemental, une norme sociale, une psychologie, une manière d'être et de se comporter, en un mot, un état d'âme. Cette approche est celle réelle, du fascisme mature et privatisé. Son échec historique tient à une erreur de mise en œuvre et d'appréciation, à une trop grande confiance en lui-même et dans les institutions d'Etat, dans la caricature eugéniste de sa mise en œuvre. Cette méprise dans la première tentative fasciste, une fois corrigée, il lui est possible de s'infiltrer civilement, démocratiquement dans la société. Il ne lui est plus nécessaire de justifier sa philosophie par la mise en œuvre d'un programme et la défense d'une doctrine. Il s'autofabrique au jour le jour dans l'inconscient collectif.
La résurrection fasciste que nous vivons actuellement donne l'impression, faute de programme, qu'il n'est pas délibérément mis en œuvre, mais qu'il est une fatalité sociale née d'une décadence de certaines valeurs, d'une déviation sociale. En clair, il nous est dit que cette nouvelle montée du fascisme n'est que l'œuvre du corps social lui-même, de la masse se crispant sur ses propres angoisses et ses pertes de repères, face à une prodigieuse accélération du monde. Comment accepter de porter une telle responsabilité alors qu'il s'agit, et cela commence à se savoir, d'une machination des élites elles-mêmes ? La perfidie voudrait que cette peste n'émane que du corps social. Le corps social est dans son ensemble la victime de cette mise en œuvre, quand bien même il en eût été le pourvoyeur. Malgré la responsabilité du corps social dans cette dérive historique, du fait de son manque de conscience désaliénante et de son laxisme, il est l'objet d'une manipulation le vouant à sa perte. Certains y trouvent bien entendu leur compte, d'autres y croient et pensent qu'il s'agit d'un développement naturel et légitime de la nature humaine, mais globalement, nous sommes victimes de cette deuxième poussée fasciste. Nous sommes victimes de cette crispation endémique qui anéantie toute humanité. Qui n'a pas eu, au moins une fois dans sa vie, un réflexe populiste ? Nous sommes victimes de notre histoire, mais ne sommes nous pas responsables de notre devenir ?
Le fascisme n'est pas une idéologie, il n'est que le développement assisté des tendances les plus avilissantes de la nature humaine. Le fascisme c'est la culture de l'oubli de toute dignité, de la perte de toute humanité et de l'universalisation de la démoralisation. On ne peut plus décemment nous dire que le fascisme est une doctrine politique, une guerre mondiale et cinquante millions de morts étant passés par là. On ne peut plus nous dire qu'il est une culture, c'est à dire une organisation sociale, alors on nous dit que c'est le corps social, qui est le terreau d'un tel dérèglement. Cela se voit particulièrement bien dans le discours des intellectuels collabo qui enfoncent le clou de la responsabilité, dans le clientélisme, domaine dans lequel on nous impose un mode de consommation et de fonctionnement en nous disant que nous en sommes les pourvoyeurs et les demandeurs. On oriente la masse vers un produit en la privant de toute autre perspective par universalisation des mêmes codes, par privation de toute autre option et par une multitude de discours de compensation. On nous rend systématiquement responsables et initiateurs de ce qui nous advient afin de nous laisser croire que les valeurs réactionnaires de contrôle et de gestion étaient finalement les meilleures et qu'il serait peut-être salutaire de les faire revivre. On se moque de nous, on nous fait porter la responsabilité du populisme alors qu'il est institué scientifiquement par ceux qui en ont la nostalgie, par ceux qui tirent un bénéfice considérable d'une telle situation, le bénéfice du pouvoir et du lucre. Il est tel qu'il nécessite encore la prolifération d'institutions appropriées comme la police, l'armée et ses guerres incessantes, les déviances institutionnelles comme la répression, la violence de l'Etat, la paupérisation, la résurgence sectaire et religieuse, l'empoisonnement de la chaîne alimentaire et de l'air que nous respirons. On instaure un climat de terreur chronique et tout cela, nous dit-on pour préserver la société et ses valeurs démocratiques. Mais cette fois, cela se fait sournoisement. Seules les conséquences se font entendre, mais ces conséquences ne sont jamais associées à leurs causes réelles, la destruction en masse du corps social par un groupe de personnes portant patronymes. Nous sommes beaucoup plus nombreux sur cette terre que le capitalisme ne peut faire vivre, aussi les plus faibles d'entre nous, les moins aguerris et les moins coopératifs doivent périr. Nous vivons une tragédie humaine à l'échelle planétaire parce que nous ne voyons pas ce qui est en train de se produire. En cela, nous sommes fautifs et nous devrons bien un jour, le plus tôt sera le mieux, en saisir la portée.
Une première victoire pour l'humanité serait de reconnaître l'essence naturellement fasciste du capitalisme afin de prendre réellement conscience que nous vivons effectivement une deuxième poussée fasciste de l'histoire du capitalisme, d'évaluer les nuances et les dissemblances d'avec le fascisme historique, de ne pas être leurré par les méthodes mises en œuvres pour nous dissimuler son existence et sa présence réelles et quotidiennes. Cela permettrait certainement qu'il ne s'installe aussi aisément et qu'il ne devienne, somme toute, un mode de fonctionnement banal de l'organisation humaine.



Thierry Cheverney








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