DESCRIPTION-MARQUAGE-MÉMOIRE
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La Machine. Le Mur Peint. Le Paysage : Description
La
description d'une oeuvre d'art se révèle souvent un
exercice complexe, en effet sa nature n'est pas équivalente
à la description d'une machine, d'un mur peint ou d'un paysage.
Pour décrire une machine, il me suffirait d'en déterminer
chacun des éléments constitutifs, leur matière, la
façon dont on les a fabriqués, l'organisation qui les lie
ensemble, l'effet que cette organisation produit et la
conséquense de cet effet sur l'environnement, en ramenant cet
état final à l'état initial de la machine, j'aurai
décrit ma machine.
Prenez maintenant un mur peint dans un batiment quelconque, je peux en
décrire la surface, ses dimensions, son aspect, puis la peinture
qui y est apposée, sa couleur, sa composition, son aspect et la
façon dont on la appliquée sur le mur.
Mais dans un deuxième temps, il me faudra définir ce qui
a conditionné le choix de cette peinture et surtout de sa
couleur, et là plusieurs plans d'analyse se superposent: le
choix de la couleur peut venir d'une harmonie avec l'individu qui l'a
choisie (sa couleur préférée), d'une harmo,ie avec
l'ensemble du batiment, d'une teinte à la mode (subie par la
publicité ou réellement consensuelle), de la limite de la
gamme disponible ou même d'un code établi (le blanc
hopital, le bleu piscine, le jaune-vert cuisine, ...), de la même
façon pour son aspect...
Pour décrire un paysage, on peut distinguer certaines
organisations qui lient certains éléments à
d'autres, mais on ne peut jamais être convaincu que les seules
organisations que l'on a repérées régissent
l'ensemble du paysage.
On ne peut lui confronter que l'ampleur limitée de nos
connaissances, les désordres qui résistent à notre
lecture sont beaucoup plus les repères d'un ordre encore inconnu
à notre pensée qu'une réelle confusion.
Pour une Oeuvre d'Art, il en est de même.
L'Oeuvre d4Art est à la fois une machine, un mur peint et un
paysage et même si il faut multiplier les plans d'analyse pour
essayer d'y voir plus clair, les couches successives mises à
nues s'oppacifient au fur et à mesure de leur découverte.
Essayer de cerner ce qui est en jeu dans la peinture de Thierry
Cheverney nécessite une coupe, un carottage, afin de saisir,
à travers les différentes périodes de sa
production, les affirmations, les résistances, les fissures
contenues dans son oeuvre, et ceci depuis son retour de New-York en
1986 et sa rencontre avec Stéphane Jaspert en 1987.
Même si ces focalisations n'engloberont jamais la totalité des possibles.
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Résistance
Les oeuvres de la
période Jaspert Cheverney ont été perçues,
à l'époque de leur réalisation, par la critique et
le public, comme des images singukières et indépendantes
de la production artistique générale, tant par leur refus
d'utiliser la confrontation, l'assemblage ou le recyclage d'images
référencées, notemment d'actualité, que par
leur proposition d'exposer de la peinture, puisqu'il s'agissait bien de
peinture, même si elle était travaillé de telle
façon à ce que l'aspect peint disparaisse au profit seul
du sujet peint.
À la multiplication des images hyper-signifiantes de
l'environnement occidental, urbain, technologique, médiatique
des années 80, Jaspert Cheverney opposait des oeuvres
indéfinies en apparence, calmes et sereines, d'une rare
puissance contenue, à l'image d'une portion d'espace immobile,
imperméable au bruit et à la fureur: "Nou_s avons
commencé à nous intéresser à l'art en
cherchant à montrer un champ pictural pur et lisse... Une oeuvre
qui immobilisear et transcendera quelques unes des imges qui sont
produites chaque jour par mégatonnes".
Il installait des retardateurs dans les zones de vitesse, contre
l'amnésie, et des accélérateurs dans les zones de
paralysie.
Leurs oeuvres étaient donc des oeuvres de résistance,
d'une double résistance: la première face à
l'environnement occidental et à la place de l'homme au centre de
cet environnement saturé, et la seconde face à la
production générale artistique dans leur affirmation
d'une pertinence du tableau (versus l'objet), de la peinture (versus
matériaux artificiels) et de la fabrication manuelle (versus
processus industriel): "Notyre travail se veut, en effet, intemporel,
mais la technique que nous utilisons nous replace dans l'histoire".
Cette résistance s'opposait, dans ces deux cas, au fatalisme,
à la délégation des pouvoirs, au laisser-faire et
au dépassionnement.
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Illusion
Il
ne s'agissait pas à l'époque, pour Jaspert Cheverney, de
signifier la peinture, mais de conduire un travail avec de la peinture
jusqu'au moment où celle-ci s'échappe au regard, et ceci
par des méthodes artisanales et traditionnelles utilisées
par les ébénistes pour le mobilier: le ponçage de
couches successives de peintures colorées, superposées,
laquées, vernies ou non par la suite.
Certaines de ces oeuvres avaient l'aspect d'un papier épais,
mat, hyper-tendu sur un chassis invisible, d'autres l'aspect lisse d'un
bois vernis ou d'une toile cirée; mais dans les deux cas, les
images représentées étaient équivalentes:
une ligne droite ou courbe, déterminée, lumineuse
traverse un champ imprécis de fluctuations colorées.
Elles se représentaient donc comme illusionistes dans leur
matériau, leur aspect et leur méthode de fabrication
(toile/papier, tissu, bois, peinture, motif, suhet/sans sujet...). Mais
aussi comme illusoire dans leur représentation; l'oeil versait
dans l'espace du tableau, même si l'image
représentée était sans perspective. Les oeuvres
installaient la profondeur d'un espace illimité, juste
perturbé par une ligne déterminée et par des
masses colorées qui s'y inscrivaient dans un équilibre
mesuré mais sans stabilité: marquage d'un avion dans le
ciel, parcours d'un hors-bord près d'une côte, celui d'un
satellite d'exploration aux abords d'une planète, d'une route
dans le paysage, d'un rayon laser dans le corps humain, de l'onde
musicale dans l'atmosphère, de la ligne électrique ou
lumineuse dans l'espace. Ensemble de situations qui peuvent se
répéter à l'infini, issues de la confrontation
entre le tracé précis d'un objet conçu suivant
l'esprit de la géométrie cartésienne et le
réel, l'espace extérieur qui se présente
plutôt en mouvement.
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Force nous est de reconnaître la réalité du désordre
En
suivant la ligne lumineuse qui traversait le plan du tableau, l'oeil
cherchait l'ombre induite qui n'était présente que sous
l'apparence d'un "confus distinct", d'une dispersion, d'une diffusion
multipliée par franges et diffractions.
Pourtant le marquage de la trajectoire d'un satellitte ou celle d'un
missile n'est pas une droite, ni même une courbe, leur parcours
n'est pas issu de la géométrie cartésienne. Ils
dessinent en fait un trajet assez brisé dans le détail et
leur direction est sans cesse contrôlée, rectifiée
en temps réel.
Pour assurer la précision des sattelites ou des missiles, on a
du abandonner la logique des obus, la puissance mécanique. Ils
négocient, bifurquent, à l'image du déploiement de
la mémoire comme puissance d'exploration, ou celui de l'oeil
marin face à la mer, du paysan face au paysage. Les
réseaux de notre technologie sont plongés dans l'espace,
nos structures dans les distributions comme les archipels dans la mer.
Objet de résistance, les oeuvres de Jaspert Cheverney nous
obligeaient à faire ce retour sur l'environnement, sur
l'étendue du paysage, sur notre organisme, pour en comprendre,
au delà du désordre apparent, la secrète
organisation.
Elles impliquent une reconsidération de notre présence au
monde par une requalification de la place et du fonctionnement des
éléments dans l'environnement.
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Couverture
Après
sa séparation avec Stéphane Jaspert en 1989, Thierry
Cheverney a persisté dans son refus d'abandonner la peinture.
Charles Arthur Boyer